Littérature française

Hubert Haddad

Corps désirable

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photo libraire

Chronique de Margot Engelbach

Librairie La librairie (Clermont-Ferrand)

Cette rentrée paraissent chez Zulma deux romans d’Hubert Haddad. Corps désirable s’inspire d’une opération spectaculaire qui devrait avoir lieu pour la première fois en 2016. Mā conte la vie de Taneda Santoka, haïkiste disparu en 1940. Extrêmement différents à tous les niveaux, ces deux textes permettent de (re)découvrir l’étendue du talent de leur auteur.

 

Page — Ces deux textes ont pour point commun d’être très ancrés dans le réel. Qu’est-ce qui vous a particulièrement inspiré dans ces deux histoires ?
Hubert Haddad — En fait, ces deux romans n’ont rien de commun, d’un point de vue extérieur, mais pour la petite histoire disons que je les ai écrits en pleine fracture (deuil et séparation). Ainsi ai-je été tour à tour Santoka, l’homme qui marche, et Cédric Erg le décapité en exil de son corps : la vie qu’on vit est le diesel de l’imaginaire. Celle du poète Santoka, avec Ma, est un beau chemin de résilience. Après la perte tragique de sa mère à 12 ans, entre autres infortunes, il survit par miracle à l’abandon suicidaire et devient ce vagabond définitif en quête de liberté, moine mendiant en déambulation à travers les cinq îles principales de l’Archipel. La marche infinie, les haïkus tracés sur les sentiers perdus et le saké des paysans donnent sens et goût à sa vie. Je n’ai pas seulement écrit la biographie rêvée d’un héros de l’esprit bien méconnu hors du Japon : à travers cette restitution onirique, c’est toute ma passion romanesque pour la culture nippone qui est mise en scène par les ressorts de la fiction. Avec Corps désirable, il s’agissait pour moi de questionner le devenir humain, le seuil transgressif où nous mènera fatalement la technique au service d’une Raison abstraite, décervelée, élaborant « des instruments toujours plus efficaces de suicide collectif », pour citer Jung. Au départ, il y a cette simple dépêche de presse : « Un célèbre neurochirurgien italien s’apprête dans les toutes prochaines années à effectuer la transplantation d’une tête humaine vivante sur le corps d’un donneur en état de mort cérébrale. »

P. — Dans Corps désirable on a l’impression qu’au-delà de l’exploit scientifique, la dimension psychologique vous intéresse davantage. Comment avez-vous appréhendé la construction de vos personnages ?
H. H. — Le roman nous sauve de l’abstraction par l’investissement sensible, et si j’ai écrit cette histoire, c’est parce que je me suis retrouvé être, le temps d’un roman, le premier transplanté total, du moins fantasmatiquement. Si je me suis inspiré des déclarations publiques des neurochirurgiens italiens, côté bloc opératoire, les personnages tout à fait fictifs auxquels Cédric se confronte sont entrés naturellement dans la ronde dramatique des événements : le roman s’invente lui-même, dirait-on, avec une sorte de nécessité organique née d’un rêve éveillé intense, follement dynamique.

P. — Avec , on retrouve des thèmes qui vous sont chers, en particulier le Japon et la poésie. Taneda Santoka a eu une vie romanesque et plutôt chaotique, jusqu’à ce qu’il se consacre pleinement à la marche, la méditation et la poésie : sont-elles également vos trois piliers ?
H. H. — Le saké aussi, et le single malt. C’est en fait Shoïshi, un vieux pèlerin d’aujourd’hui, qui nous raconte cette histoire. Il se souvient de Saori, la seule femme qu’il aura aimée, une universitaire passionnée par l’œuvre et la personne de Santoka, auteure d’une biographie onirique à son sujet. Ainsi, Ma débute vraiment à la fin du XXe siècle dans un bar d’un quartier haut en couleur de Tokyo. J’ai élaboré et même écrit en partie plusieurs de mes livres en marchant dans les campagnes bretonnes et normandes, au bord de la mer. La marche à pied en ville est moins vagabonde : je traverse Paris de part en part comme une silhouette de Giacometti. Nietzsche prétendait qu’on ne pense vraiment qu’en marchant. On retrouve en tout cas la sérénité par la pérégrination, le pèlerinage sans bannière, la randonnée silencieuse.

P. — On a l’impression que les temps d’écriture ont dû être très différents. Corps désirable est un récit qui va vite, qui sent l’urgence ; alors que prend plus son temps, et invite d’ailleurs le lecteur à une pause méditative. Pouvez-vous nous donner des précisions sur la manière dont vous avez travaillé sur ces deux textes ?
H. H. — J’ai écrit Ma au réveil, très tôt le matin, toute une année, dans la proximité des grands paysages qui peuplent mes rêves. Le bouddhisme zen est ce qui se rapproche le plus de cette mysticité sans croyance, ouvrant aux plus subtiles perceptions. Du beau silence du Ma (dont le kanji représente un soleil dans une porte), symbole du vide palpitant, de l’intervalle comme espace créateur, mais aussi de ce qui autorise la distinction et le lien entre les sons, cette pause, cette transition vivante, ou encore ce non-être qui rend possible tout phénomène, ce dehors qui constitue toutes choses. L’esthétique du vide se décline, hors toute dualité, tant dans les arts martiaux (la distance rituelle entre deux adversaires) que dans les arts floraux, l’art du trait unique dans la calligraphie. Le Ma c’est la voie, le sens par le vide, ce qui rend le langage et la musique possibles, et somme toute l’univers entier dans sa multiple et illusoire splendeur… Du beau silence du Ma, j’en suis venu sans rompre la marche à cette urgence absolue de Corps désirable, écrit d’une traite comme si ma vie était en jeu.