Essais

Des vies de roman

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Par Jérémie Banel

Deux livres aux narrations différentes racontent des expériences de vie à travers les frontières au tournant du XIXe siècle : un aventurier un peu mythomane entre Alger et Paris au temps de la colonisation et une étude synthétique des parcours migratoires de la Syrie vers l’Europe et .

Surnommé le désinformateur, Arthur Asseraf lui consacre une biographie à la forme originale, entre carnet de recherche et enquête. De son vrai nom Messaoud Djebari, sa vie ne peut se lire qu’entre les lignes et est reconstituée avec une grande prudence par l’auteur. Faisant part régulièrement au lecteur de ses impasses, doutes ou découvertes soudaines, il montre avec vivacité le cœur de la machine du travail de l’historien, sans cacher non plus les moments ou les suppositions prennent le pas sur les preuves historiques. De son héros, qui exerce sur lui (et à sa suite sur le lecteur) une forme de fascination et d’attraction, on ne sait pas grand-chose : il aurait été informateur (délateur pour ainsi dire) au service de la France dans les milieux pré-indépendantistes algériens en 1881, avant de disparaître. Il réapparaît au service de l’armée dans une mission en Afrique centrale, puis à Paris en héros des journaux et salons de la Belle Époque, racontant son histoire (non sans susciter quelques doutes) et se démenant pour financer d’autres expéditions. Une trajectoire énigmatique et météorique grâce à laquelle l’auteur interroge à la fois son propre travail, l’Histoire de la colonisation, la presse toute-puissante de l’époque en convoquant la figure de Bel-Ami, cet autre grand désinformateur et romancier de lui-même.

Les personnages nombreux et plus flous qui composent En transit, livre richement illustré de Céline Regnard ont dû, eux aussi, plus d’une fois raconter leur propre vie et parfois la recomposer. Mais cette fois, il s’agissait d’un tout autre projet. Elle consacre en effet un très beau livre aux levantins qui, de 1880 à 1914, ont quitté la grande Syrie pour l’Europe ou l’Amérique, à travers un prisme original : celui de leurs différentes étapes, de la diversité des types d’accueil et des stratégies mises en place pour circuler et passer d’un port à l’autre. On ne voyage pas de la même façon, surtout à l’époque, pour se rendre de Beyrouth à Marseille que de Marseille au Havre. Céline Regnard dévoile un monde fait de réseaux de solidarité plus ou moins formels et fiables, de règles changeantes et de tracasseries administratives au gré des changements réglementaires. La galerie d’acteurs au statut trouble (passeur, logeur ou autre), le caractère périlleux et incertain de ces périples (qui requièrent détermination, adaptation et souvent heureux hasard) brossent un tableau passionnant, qui n’est pas sans rappeler notre époque.