Essais

Abdennour Bidar

Quelles valeurs partager et transmettre aujourd'hui ?

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photo libraire

Chronique de Florence Zinck

Librairie Sauramps Comédie (Montpellier)

L’expression « vivre ensemble » est aujourd’hui trop souvent galvaudée. Cette formule équivoque met en relief une problématique qui doit être redéfinie et réactualisée. Trois philosophes contemporains nous offrent à leur manière trois approches éclairantes, pour mieux comprendre le lien humain qui nous unit. Pour les auteurs, il s’agit de le réparer afin de vivre mieux et de faire face aux blessures du monde.

Hélène L’Heuillet, maître de conférences en philosophie politique et éthique à l’université Paris-Sorbonne, et psychanalyste, publie Du voisinage. Réflexions sur la coexistence humaine, où elle s’interroge sur le sens de : « qu’est-ce qu’être à côté les uns des autres ? » Dans ses précédents ouvrages, elle s’était intéressée au bien-fondé de la police dans une société, et à la notion de guerre psychologique qu’incarnerait le terrorisme. Sa démarche, mêlant psychanalyse et philosophie, l’amène à regarder la société comme on le ferait avec un microscope. Hélène L’Heuillet n’hésite pas, de manière moins convenue et moins académique que beaucoup de ses pairs, à s’inspirer d’œuvres cinématographiques et littéraires, sans oublier les travaux d’historiens et de sociologues. Le premier exemple me venant à l’esprit est un film de 1954, Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock, dans lequel surveiller son voisin conditionne fantasmes et reflets de soi. « De tous les voisins, ceux d’en haut, d’en bas, d’à côté, c’est le voisin d’en face qui fascine le plus ». En utilisant la matrice des points cardinaux, la philosophe met en évidence la dualité de nos affects entre attirances et rejets, amour et haine, à l’encontre de nos voisins. Son analyse invoque aussi bien l’historien Jan T. Gross et son livre Les Voisins (Fayard), que Jacques Lacan, Hegel, Axel Honneth, ou Richard Sennett, Patrick Declerck, Georg Simmel… Par le biais de ces références, elle s’emploie à montrer que l’altérité est d’abord en nous-mêmes. Pour enrichir cette éthique du lien placée sous les auspices d’un corps à corps, Ali Benmakhlouf, spécialiste de philosophie arabe et de logique, enseignant à l’université Paris-Est-Créteil, s’intéresse à la parole comme lien. Citant Montaigne et ses Essais – « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute » –, ainsi que Foucault. Attentif, non seulement aux mots mais à l’ordre des choses, aux « gestes et attitudes » qui débordent l’expression linguistique, le philosophe Ali Benmakhlouf explore la pluralité des statuts de la conversation. Comme Flaubert ou Proust, il part à la découverte de la vie sous les mots et à l’intérieur des mots. Lewis Carroll et son roman Les Aventures d’Alice au pays des merveilles lui permettent d’évoquer l’éventail des tonalités d’une conversation. Bien souvent, la parole des conteurs des Mille et une nuits apporte une chaleur humaine. Même sans comprendre la signification de la langue, c’est dans le grain de la voix que tout se passe. Abdennour Bidar, docteur en philosophie, membre de l’Observatoire de la laïcité, s’était déjà interrogé sur la notion de lien dans son précédent livre Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde (éditions LLL). Aujourd’hui, il complète sa réflexion et interroge le lecteur. Dans Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, l’auteur établit une sorte de typologie des valeurs morales. Pour chacune d’elles, il cite maintes références, philosophiques et religieuses. La Fontaine pour illustrer l’amitié, Levinas pour comprendre ce qu’est la compassion, Rousseau pour agir avec bonté, les soufis de l’islam pour l’écoute de soi… Le philosophe a le souci d’être pédagogique et accessible à tous. Chaque valeur morale des grandes cultures du monde est questionnée et redéfinie. Dès lors, on peut regretter que le discours narratif en souffre quelque peu. À leur façon, ces trois auteurs se complètent et définissent une éthique du lien et de l’altérité. L’éthique du lien, comme fonction vitale, passe non seulement par un échange de mots, mais également par le contact. Un contact où la parole serait d’abord écoute de l’autre.