Littérature étrangère

William Gaddis

JR

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photo libraire

Chronique de Olivier Renault

Librairie La Petite lumière (Paris)

Rendons grâce à Ivan Nabokov d’avoir eu l’excellente idée de rééditer ce chef-d’œuvre épuisé depuis des années – sa première traduction française date de 1993. Ce livre étonnant, unique, souvent déroutant, publié en 1975, est à plus d’un titre prophétique, notamment sur les jongleries de la haute finance…


Chaque grand livre commande son propre mode de lecture. On ne lit pas Musil comme Lautréamont, Proust comme Artaud. Lire JR de Gaddis se rapproche un peu de la lecture d’Ulysse : ce qui paraît difficile, ce qui semble piéger la fluidité de la lecture est tout simplement la réalité qui nous entoure avec ses bruits de télé, de radio, de téléphone, de paroles coupées, de phrases inachevées, de suggestions. Est-ce si difficile ? Mais non ; il suffit d’accepter de se laisser porter, suivre le flux, ne pas chercher à tout comprendre d’emblée, ni forcément chercher à savoir qui parle : ça viendra après. (De ce point de vue, on peut penser au cinéma de Godard : bruits d’avion, de percolateur, éclats de voix, dialogues qui se chevauchent, rendant moins confortable l’écoute.) Car comme dans tous ses romans, Gaddis laisse une très large place aux dialogues, sans indication de locuteur. Tout va vite, ça discute beaucoup. On finit par saisir la scène et, le plus souvent, on rit, et on ne décroche plus. Il y a quelque chose d’envoûtant, de fascinant même à ce flux verbal.


De quoi s’agit-il ? D’argent. Ivan Nabokov, dans sa préface, fait remarquer qu’il s’agit du premier mot du roman : « – De l’argent… ? d’une voix qui crissait ». De l’argent, oui, comme nerf de la guerre, des billets qui crissent comme les voix. La parole circule comme l’argent : vite, sans toujours tout contrôler. Cela commence par une histoire d’héritage où l’avocat Coen (et non Cohen, attention) est chargé par la General Roll Company, appartenant à la famille Bast, de faire signer à Edward Bast une renonciation à sa part d’héritage au profit, notamment, de Stella Angel, sa cousine, et de Norman Angel, son mari et gérant de la compagnie. Edward est un compositeur de musique un peu raté, qui se fait embarquer dans une drôle d’histoire avec JR, le personnage central du roman, élève de 11 ans qui, au cours d’une visite avec sa classe, obtient une action d’une société. JR a beau être jeune, c’est un petit malin qui deviendra grand requin… Son action, il la fait fructifier au-delà de ses espérances. Boursicotant d’une cabine téléphonique, utilisant ses proches, n’hésitant pas à faire chanter même ses professeurs (Gibb, Bast) qui, par faiblesse ou fascination, suivent le mouvement et l’aident (recel, notamment), il deviendra un millionnaire à la tête d’un empire financier. Caricatural ? À peine : cette satire féroce des États-Unis et du culte du dieu dollar (magnifique maquette de couverture), je le rappelle parue en 1975, est aussi prémonitoire de notre époque, trente-cinq ans plus tard, où le vice impuni des (souvent jeunes) traders, les subprimes, les mouvements de plus en plus rapide d’un argent qui s’engendre abstraitement lui-même, se sont amplifiés jusqu’au vertige. Magnifique roman. Sa critique et sa drôlerie, mais aussi son style, la faculté de l’auteur à donner à chacun des personnages ses propres tics de langage, les brèves scènes de description/transition d’une grande intensité visuelle et poétique, font de JR une merveille. N’ayez pas peur, plongez !