Polar

Xavier Boissel

Avant l’aube

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photo libraire

Chronique de Camille Cointet

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« J’étais entré dans une nuit qui avait un bord, au-delà duquel il n’y aurait rien. » Bienvenue dans l’univers de Philippe Marlin, sous la plume incisive et délicate de Xavier Boissel. Car il ne fait pas encore jour et les ombres dansent dans Paris, au son de quelques notes de jazz.

Être muté à la Crim’ à la suite d’une fusillade en plein Paris, voilà ce qui arrive à Philippe Marlin au milieu des années 1960. « On m’a fait comprendre que c’était une promotion. » Le ton, vaguement désabusé, est donné. C’est que le quotidien de l’inspecteur n’est pas rose, lui qui se remet avec peine du décès de sa femme dans un accident de voiture six mois auparavant et qui côtoie chaque nuit les fantômes de son passé de maquisard. Aux côtés du commissaire Baynac, un homme taiseux, Marlin trace sa route dans une capitale qu’il connaît comme sa poche, avec « rigueur, méthode et discrétion », conformément aux instructions qu’il a reçues. Et puis, au détour d’un fossé, il y a tout à coup un cadavre de femme, jeune, belle, mutilée. L’enquête s’articule rapidement autour du passé trouble de la victime, à moins que ne s’y invitent la politique, la corruption, l’avidité. Ainsi commence un roman policier aux multiples facettes, traversé par les débats qui animent la France d’avant mai 1968, centré sur le destin d’un homme qui fut résistant au cours de la Seconde Guerre mondiale et que hante toujours l’« enchevêtrement des corps grisâtres ». L’auteur, fin connaisseur de la capitale, avait exploré le retour des anciens soldats à la vie civile dans le remarqué Autopsie des ombres en 2013 (Inculte), et semble avoir conservé son intérêt pour la sociologie dans cette nouvelle fiction, réaliste mais non dénuée de poésie. Avant l’aube, c’est le moment où se met en branle la ronde des cadavres, ceux qui s’amoncellent dans l’esprit de Marlin, car « formes de vie et formes de mort se promènent quotidiennement sur la rétine », façonnant la vie de l’inspecteur, rendant plus ténus les liens qui le rattachent au monde des vivants. Marlin et son whisky, Marlin et son chat, Marlin qui tente de rattraper la vie au bras de Charlotte : tout dans ces scènes banales nous ramène invariablement à la solitude du policier aux nuits peuplées de cauchemars. Pas un instant qui ne soit traversé d’amertume. Dans cette atmosphère crépusculaire, les individus les plus dangereux sont pourtant recouverts d’un vernis de respectabilité, les autoroutes nouvellement créées balafrent les campagnes dans une promesse de modernité et les derniers feux du gaullisme brillent à travers les actes contestables du Service d’Action Civique. Avec ce roman très noir, Xavier Boissel organise d’une écriture élégante la parfaite cohabitation de deux univers : il y a celui, désespéré et imagé, de son personnage à qui viennent des phrases dont on ne sait si elles sont rêvées ou si elles sont tirées d’un refrain d’une chanson de jazz, puis la réalité de l’enquête, qui avance implacablement, ancrée dans la géographie parisienne et dans le contexte de la fin d’une époque. C’est une passionnante intrigue, une plongée hypnotique au cœur de la décennie où se croisent vétérans désenchantés et jeunesse politisée, tandis que « le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enseveli avec leurs cendres ».