Littérature française

Nathacha Appanah

De l'ombre à la lumière

Entretien par Maria Ferragu

(Librairie Le Passeur de l'Isle, L'Isle-sur-la-Sorgue)

À travers le portrait de trois femmes aux vies brisées, bafouées, Nathacha Appanah met en lumière le sujet des violences faites aux femmes et de l’emprise dans un roman très justement récompensé par le prix Femina. Un texte sur le fil, qui parvient à faire entrer un peu de lumière au cœur de la nuit.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour raconter cette histoire ? Votre histoire ? Quel a été l'élément déclencheur de la bonne temporalité pour vous ?

Nathacha Appanah Je n’ai jamais avancé dans mon travail en attendant le « bon » moment de raconter cette histoire. Je ne pensais pas qu’un jour je pourrais envisager cette expérience personnelle de manière littéraire. J’ai une relation bien peu narcissique à mon travail mais la mort de Chahinez Daoud m’a convoquée, à la fois par sa dimension de tragédie publique et par le sentiment que cette violence envers les femmes (celles qui veulent quitter leur compagnon, celles qui désirent une autre vie conjugale) devenait assourdissante, répétitive. Il y a eu une curieuse sédimentation entre mon expérience d’écriture, le souvenir de ma cousine Emma qui ne m’avait jamais vraiment quitté, la cacophonie qui entourait le meurtre de Chahinez Daoud et ma mémoire intime.

 

Dans ce texte, vous parlez de trois femmes, trois parcours, trois drames. Quelle liberté vous êtes-vous accordée dans l'écriture ? Teniez-vous à un devoir de vérité ?

N. A. Dans La Nuit au cœur, je tenais à un dispositif narratif qui m’apparaissait comme une mécanique avec des rouages – ces rouages sont ces chapitres fictionnels avec des titres qui permettent de passer d’une écriture à une autre. Je n’avais pas de genre en tête, je voulais que l’écriture soit la plus authentique, la plus sincère. Bien sûr je verbalise les choses assez clairement maintenant mais je peux vous assurer qu’au début, en 2021, j’avançais dans une solitude floue - comment écrire, quelle distance est la plus juste, comment faire tenir ces trois histoires. J’ai souvent pensé à la vérité et celle-ci est difficile à atteindre quand on parle des morts. Tant de voix se substituent aux leurs, tant de portraits figés sont faits d’eux. Il y a alors le désir de justesse, de pudeur, d’une écriture de l’hésitation aussi, du en-dedans…

 

Est-ce que ce livre, en explorant la violence, l'emprise, vous a permis de mieux la comprendre ?

N. A. Certainement. J’ai identifié des motifs, des répétitions mais je ne prétends pas les avoir saisis dans leur entièreté, dans leur complexité et leurs nuances parce qu’ils évoluent. Ils surgissent là où on ne les attend pas.

 

Vous avez été amenée à défendre ce livre auprès de lycéens, quel a été leur regard sur votre texte et sur ces situations ?

N. A. Je choisirais un autre mot que « défendre ». Peut-être « parler » tout simplement. Ils m’ont posé beaucoup de questions sur mon expérience et sur la manière de se prémunir de cette violence intime, sournoise. Parfois, ils m’ont raconté des choses personnelles et je les garde précieusement dans mon cœur.

 

Est-ce que ce prix Femina change quelque chose pour vous ?

N. A. Vingt-deux ans après la publication de mon premier roman, c’est la première fois qu’un de mes livres obtient un grand prix d’automne. J’espère qu’il me permettra d’être lue par des personnes qui n’auraient pas été instinctivement attirés par mon univers. Mon intention profonde reste identique depuis vingt-deux ans, avec ou sans prix : continuer à écrire et exister au monde de cette manière.

 

À propos du livre :

Comment raconter l’indicible, ce qui se passe dans une maison une fois la porte close, les mots, les regards, les gestes qui blessent et qui annoncent l’irréparable. Nathacha Appanah le sait car elle a vécu cette emprise, elle aurait pu être une de ces victimes qui ne se relèvent pas des coups qu’elles ont reçus. Dans un roman puissant, elle mène une enquête à la fois personnelle et sociétale en remontant le fil de deux féminicides, celui de sa cousine Emma et celui de Chahinez Daoud, tout en livrant le récit de sa propre histoire. Elle ne raconte pas que la mort de ces femmes, elle raconte aussi et surtout leurs vies, leur rendant ainsi une histoire dont elles ont été privées. Ce livre essentiel est une réussite littéraire portée par une plume délicate et vibrante.

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