Littérature française

Agnès de Clairville

Les yeux des bêtes

L'entretien par Aurélie Janssens

Librairie Page et Plume (Limoges)

Dans son premier roman, La poupée qui fait oui, Agnès de Clairville explorait un drame intime, le tabou du viol, du consentement et des zones grises. Dans Corps de ferme, le défi était de nous raconter l'histoire de cette famille, de cette ferme, à travers les animaux qui l'habitent. Deux romans éloignés ? Pas tant que ça.

Dans cette ferme, vivent quatre humains. Qui sont-ils ?

Agnès de Clairville - C'est une famille d'éleveurs laitiers assez classique. Le fermier et la fermière ont la trentaine, au début du roman ; ils ont un fils de 5 ans et un second vient de naître. La situation économique est difficile : les quotas laitiers, le prix du lait qui baisse régulièrement, des menaces de maladies sur le troupeau (dont certaines nécessitent l'abattage de tout ou partie de celui-ci à cause des réglementations françaises ou européennes)... Avec la modernisation de l'agriculture, ce fermier est perdu face à ces nouvelles normes, écrasé par la comptabilité, les conseils de la coopérative. C’est une famille qui traverse un certain nombre d'épreuves. On ne les entend pas beaucoup parler mais on les voit beaucoup interagir lors des travaux agricoles, de la traite, du nourrissage des veaux, des cochons. À travers ces moments quotidiens, banals, on va déceler des petits grincements, des moments qui ne se passent pas très bien. Les deux fils ont des caractères opposés et un écart d'âge important, ce qui génère des tensions entre eux.

 

Parlons des animaux puisque l'histoire nous est racontée à travers leurs yeux. Pourquoi avoir choisi ce point de vue et comment avez-vous travaillé cette écriture ?

A. de C. - J'avais très envie de parler de deux aspects. Tout d'abord l'importance qu'on porte aux animaux : habituée à leur compagnie, j'avais envie de me couler dans leur peau, pour leur donner une vraie voix. Ensuite, c'est une histoire qui parle beaucoup de l'organique, du viscéral : je voulais établir un pont avec notre propre animalité et passer par le biais des animaux pour le faire ressentir de manière plus prégnante. J'ai une formation d'ingénieure agricole, j'ai des animaux à la maison : j'avais donc cette proximité sur laquelle je me suis basée pour la sensorialité du chat et du chien. Concernant les animaux de la ferme, j'ai fait six mois de stages dans des exploitations laitières où j'ai pu les observer. J'ai aussi mené des recherches concernant les vaches et les pies pour en savoir plus sur leur perception des couleurs, des odeurs. On sait que la pie est un des oiseaux les plus intelligents : elle est capable, comme le corbeau, d'apprendre à répéter des phrases. C'est un animal avec une vision très raisonnée de ce qu'elle expérimente. Elle a beaucoup d'interactions avec les humains, c'est pourquoi j'ai choisi cet oiseau, pour sa vision surplombante et son intelligence particulière.

 

Comment se passe le travail de l'artisan-écrivain pour travailler le texte afin de coller à ce qui vous semble le plus juste ?

A. de C. - L'écriture commence par une imprégnation. Il y a un travail de recherches en amont qui génère déjà des histoires (comment une pie fait son nid, comment réagissent les vaches quand on leur prend leurs veaux...). Pour ce roman, j'avais une trame bien définie. Lorsque je suis passée au travail d'écriture de chaque animal, les anecdotes se sont imposées à moi, dans mon schéma. Je m'étais mis deux défis pour ce roman et sortir de mes habitudes : écrire du point de vue des animaux et faire un roman-miroir. Je travaille en atelier d'écriture et mes camarades étaient sceptiques quant à la réussite de ce projet. J'ai voulu leur prouver le contraire.

 

La place de la femme dans ce livre n'est absolument pas anodine. Qu'est-ce que vous vouliez raconter avec ce personnage ?

A. de C. - Je voulais que l'on parle de ces effacées. Aujourd'hui encore, dans l'agriculture, si une femme n'est pas associée de manière formelle, dans un GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun) avec son mari, son travail n'est pas reconnu, donc elle n'a pas de retraite. À l'époque du roman, ce genre de dispositif n'existait pas. De plus, cette femme a un vécu et une éducation qui font que tout ce qui touche au corps est un tabou. Je voulais parler du corps et raconter ces choses vécues qui sont indicibles pour une personne que le quotidien dédie au corps des autres et notamment au corps des animaux. Elle prend soin des autres mais ne pense pas à elle.

 

 

N'avez-vous jamais imaginé les pensées d'un animal ? Que ressent-il ? Qu'observe-t-il ? Comment les animaux nous perçoivent ? C'est à cette expérience que nous convie Agnès de Clairville dans son nouveau roman. La vie d'une ferme, de ses habitants, un couple et ses deux enfants, nous est racontée par une vache, une chienne, un chat et une pie. Un roman choral pour raconter les gestes du quotidien, le poids de ce labeur et des contraintes, de plus en plus nombreuses, qui y sont liées. Les silences, les tensions créées par ces soucis. Et les drames intimes. Qu'est-ce qui distingue alors les hommes des bêtes ? Un roman surprenant, original, mené par une écriture viscérale, qui touche au plus juste des sensations.