Essais

Nicolas Chemla

Luxifer

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photo libraire

Chronique de Cyril Canon

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Amants diaboliques, luxe et Lucifer sont souvent associés. Nicolas Chemla ausculte les liens qui tissent cette étrange relation dans un essai vif et percutant. Il brasse les références culturelles de l’imagerie luciférienne et pose un regard neuf sur les liaisons intimes unissant le luxe à l’ange des ténèbres.

Si le diable renvoie à la notion de division, de désintégration, s’il est « celui qui s’oppose et sépare », Lucifer est aussi le symbole de la liberté. Celui qui, en nous offrant la connaissance, nous délivre en même temps de Dieu. Ce faisant, il livre l’homme à lui-même, le rendant à la fois acteur et esclave de sa liberté tout autant que de ses désirs. « Satan seul est libre », écrit Georges Bataille. L’auteur, parcourant le fleuve sauvage de la créativité, passe en revue les diverses représentations du diable à travers les époques et les arts. Il mêle aussi bien le xixe siècle de Baudelaire, période bénie du romantisme noir et du roman gothique (on pense à Horace Walpole et son roman Le Château d’Otrante*), que les pop stars du xxe siècle, tel Jim Morrison ou Lou Reed, sans oublier l’imaginaire prolifique du cinéma, qui ne cesse de réinventer la figure du mal. Mais Nicolas Chemla ne voit pas Lucifer comme un simple objet de représentation de la pop culture, ni non plus comme un personnage biblique, mais comme le moteur de la création, son principe même, « principe vital » selon lui, moteur de l’histoire humaine et de son évolution. Connaissance, liberté, création, sont les trois ressorts qui fondent le caractère luciférien, ils sont aussi les trois piliers du luxe. Pour l’auteur, le luxe est un univers mouvant, indéfinissable. Il n’obéit à aucune règle. Il peut être richesse matérielle, simple silence ou abstraction du temps. Symbole de pouvoir et de liberté, le luxe, ainsi que la richesse, sont devenus des notions quasi métaphysiques. Leur pouvoir échappe au rationnel pour atteindre une dimension magique. Les objets de luxe sont chargés d’une valeur immatérielle qui leur confère un pouvoir de talisman. Mais leur force de fascination ne peut se détacher d’une dimension morale. Si le luxe et la richesse sont parfois une bénédiction, ils sont, plus souvent encore, associés au mal. Une cohorte d’images négatives les accompagne, présentant l’accumulation de biens comme de l’avarice, autrement dit un péché mortel. Le luxe ostentatoire, celui de l’excès, est, pour Nicolas Chemla, l’illustration de la « pathologie de la richesse ». Le luxe échappe à la raison. Il est un emballement de la machine capitaliste qui mène à toutes les outrances, à l’égotisme poussé jusqu’à l’absurde : beauté du diable, pacte faustien de la jeunesse éternelle. Le luxe s’est emparé de tous les attributs lucifériens, jusqu’au noir devenu le « cliché » des campagnes visuelles des grandes marques, car « sur fond noir, ça fait plus luxe ».