Essais

Patrick Boucheron

Quand l'histoire fait dates

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Chronique de Anne Canoville

Librairie L'Astrolabe (Rennes)

Nous avons tous en tête la frise chronologique fixée au mur de la salle d’école, l’apprentissage parfois fastidieux de la succession de ses dates. Voici trois ouvrages qui nous proposent de bousculer un peu les chronologies, regarder ce qu’il y a dessous, envisager d’autres manières de « faire histoire ».

De plus en plus nombreuses sont les publications destinées au grand public qui donnent à comprendre l’Histoire en tant que science humaine, savoir en construction, de la question de l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire de l’art à la constitution de l’épidémiologie au sein de la recherche scientifique, en passant par les « histoires mondiales » qui battent en brèche la tentation du « roman national ». Si les trois livres dont il est question ici sont différents à bien des égards, ils ont en commun d’attiser notre curiosité et de nous offrir de délicieux moments de lecture.

Dans Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, le psychanalyste Pierre Bayard, coutumier d’une critique littéraire imaginative, se propose d’explorer les « occasions esthétiques perdues », les œuvres dont l’avènement, la renommée ou la postérité auraient été occultés par le poids écrasant de quelques chefs-d’œuvre. Se proposant d’appliquer à la critique littéraire et artistique le principe narratif de l’uchronie (« et si... ») et la théorie quantique des mondes parallèles, il nous invite à considérer plusieurs points de bifurcation qui auraient pu conduire à la mise en lumière d’artistes plutôt que d’autres. Le livre avance par rebondissements, à mesure que l’auteur se heurte à la complexité du système des causes et à des objets plus difficiles à appréhender. On peut rétrospectivement porter un jugement esthétique sur les œuvres du passé, mais il devient plus périlleux, par exemple, d’imaginer un monde où l’œuvre de Marx serait absente. La réflexion de Pierre Bayard a en tout cas ceci de précieux qu’elle incite à faire un pas de côté pour observer les faits sous un autre angle, celui des possibles et à relativiser l’image du génie créateur, isolé de ses congénères et géant surplombant son temps.

Copernic et Newton n’étaient pas seuls, publié par l’historien américain James Poskett, met également à mal la représentation du génie dispensant ses lumières à l’humanité dans une marche continue vers le progrès. Ambitieux mais synthétique, il tend à revisiter l’histoire des sciences modernes en s’appuyant sur de nombreuses recherches et travaux d’autres d’historiens. Il nous emmène dans un passionnant voyage autour du monde, du XVIe siècle à nos jours et dresse un panorama des apports et des pratiques scientifiques extérieures au monde occidental qui, bien que déterminantes dans l’essor et l’évolution des sciences modernes, sont souvent laissées dans l’ombre ou reléguées à des périodes plus anciennes. Déboulonner le mythe selon lequel l’essor des sciences modernes serait le seul fait des pays Occidentaux passe par un patient travail consistant à restituer d’autres sources, d’autres viviers de savoir que ceux enregistrés par l’Histoire telle qu’elle est largement enseignée. Mais il ne s’agit pas seulement de mettre au jour des figures scientifiques méconnues. Ce que l’on retient du livre de James Poskett, c’est aussi que l’histoire des connaissances n’est pas un sanctuaire. Quand il écrit que Copernic, Newton ou Darwin « n’étaient pas seuls », il ne désigne pas uniquement la diversité des communautés scientifiques existant à l’époque mais aussi les conditions de la production du savoir qui ne sauraient être isolées de l’histoire humaine dans son ensemble (économique, sociale, politique…). Ainsi, il serait erroné de réduire les Lumières européennes à leur idéal de rationalité : cet âge est également celui de l’Empire et l’effervescence scientifique propre aux XVIIe et XVIIIe siècles est indissociable de l’essor du colonialisme à cette période. Loin d’être ennuyeuses, les questions de méthode, dans le travail de l’Histoire, la manière dont elle est écrite, se révèlent passionnantes car elles nous amènent à voir, avec toutes leurs strates, la complexité du réel et du devenir des sociétés humaines.

À cet égard, Quand l’histoire fait dates de Patrick Boucheron nous donne une approche assez complète, enthousiasmante et même stimulante, du travail des historiens. Quand l’histoire fait dates a été, à l’origine, une série d’émissions diffusées sur la chaîne Arte, dont chaque épisode explorait une date emblématique. C’est la structure reprise ici qui nous mène de la légende de la fondation de Rome au coup d’État de Pinochet en Argentine, le 11 septembre 1973, en passant par la Peste noire de 1343. Si l’on y apprend beaucoup de choses sur ces événements, l’objet du livre est aussi de nous montrer ce qui est à l’œuvre derrière les dates qui font autorité : comment elles se sont cristallisées, les paradoxes qu’elles soulèvent, les problèmes que chacune pose à l’historien dans ce délicat travail consistant à dater des phénomènes. Par exemple, la mortalité de la Peste noire qui se manifeste moins par la présence d'archives que, précisément, par leur absence ! Avec un sens incomparable de la pédagogie, Patrick Boucheron nous communique cette appétence pour l’Histoire sous toutes ses coutures et nous révèle comment elle s'écrit.