Littérature française

Nicole Lapierre

Causes Communes

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Chronique de Pauline Colonna D'Istria

Pigiste ()

À rebours de l’idée dominante d’une concurrence victimaire, Nicole Lapierre déploie une histoire croisée, de correspondances et de transferts où des Juifs et des Noirs combattent sur une scène commune. Une enquête incarnée et combien salutaire.

PAGE : L’idée de causes communes entre les communautés juives et les communautés noires est à la fois évidente et surprenante. Au-delà des caricatures qui ont été données à voir sur la scène médiatique, on a peu connaissance d’études approfondies à ce sujet, et c’est ce qui rend votre ouvrage inédit. Est-ce seulement l’effet d’une méconnaissance ou le signe d’un désintérêt en France, notamment par rapport aux États-Unis ?

Nicole Lapierre : Il est vrai que l’on ne trouve presque rien, en France, sur les rapprochements, les croisements entre Juifs et Noirs, mais il faut dire que jusqu’au milieu des années 2000, il n’y avait pas non plus de réflexion de fond sur ce qu’il convient d’appeler, avec des guillemets, « la question noire ». Il y a eu des travaux par le passé, mais cela est resté totalement effacé sur la période récente. L’idée de l’égalitarisme républicain joue peut-être ici un rôle, car s’il a le mérite d’être égalitaire, il a l’inconvénient certain de masquer le problème des discriminations.
Cette question se pose donc nécessairement de manière différente aux États-Unis et en France, d’abord parce qu’elle s’inscrit dans des histoires et des situations particulières. Et c’est bien, j’insiste, selon les contextes, selon la situation qui est faite à ces populations par l’ensemble des sociétés dans lesquelles elles sont implantées, et dont elles sont parties prenantes, qu’il peut y avoir des rapprochements, des luttes communes ou des conflits. Lorsque l’on parle d’une opposition entre Juifs et Noirs, tout se passe comme si l’on avait affaire à deux blocs, seuls au monde et en concurrence, dans une logique par ailleurs purement victimaire. Cette représentation est à la fois erronée et dangereuse.

 

P. : Le fait d’écrire et d’inscrire en sous-titre à votre ouvrage « Des Juifs et des Noirs » et non pas « les Juifs et les Noirs » se comprend de différentes façons et interroge à la fois la communauté de ces populations (existe-t-il vraiment quelque chose comme la judéité et la négritude ?) et la communauté de leurs luttes (est-elle reconnue et défendue par tous les Juifs et tous les Noirs ?). À quelle stratégie ou à quelle réflexion renvoie pour vous ce choix ?

N. L. : Ce choix, en effet, est délibéré. Il rappelle que ce sont des Juifs – certains d’entre eux – qui ont lutté aux côtés des Noirs pour l’obtention des droits civiques aux États-Unis ou aux côtés de Mandela en Afrique du Sud. Certes, ils étaient nombreux par rapport à l’ensemble de la population blanche, mais il s’agit toujours d’une partie, comme c’est une partie des Noirs qui s’est mobilisée contre la montée d’Hitler, dans le mouvement antifasciste, aux États-Unis comme aux Antilles. Ce n’est pas la totalité d’entre eux, simplement parce que ces deux ensembles, en vérité, n’existent pas comme des acteurs collectifs homogènes. Cela est une pure fiction.

 

P. : La richesse de votre recherche réside précisément, me semble-t-il, dans le fait de croiser l’analyse des souffrances respectives et des combats communs aux questionnements identitaires qui traversent toujours les membres de ces dites communautés. Vous montrez bien que le reflux aux marges crée des hommes doubles. Pensez-vous que cette dualité a finalement été, davantage que le statut de victime, la condition de l’échange ?

N. L. : Je le crois tout à fait. Ce livre d’ailleurs s’inscrit dans le prolongement de Pensons ailleurs où j’ai travaillé sur le déplacement, à la fois de la sensibilité et de la pensée, d’hommes et de femmes déplacés. Et l’on retrouve en effet cette double conscience si bien théorisée par Du Bois, ou encore par des penseurs juifs, comme Hannah Arendt. D’un côté comme de l’autre, cette pensée de la dualité intérieure surgit à chaque fois d’expériences concrètes de désaffiliation, c’est-à-dire du fait d’appartenir à une société sans être totalement accepté par celle-ci. Ce vécu ne donne certes pas automatiquement une pensée lucide, et peut même susciter un désir de conformité, mais il permet souvent un regard plus aigu, plus critique et dès lors, un type d’engagement qui n’est pas fermé, identitaire ou communautaire, mais qui s’ouvre à une forme d’humanisme et de solidarité à l’égard d’autres populations.

 

P. : Vous rappelez toutefois que les rivalités comme les solidarités n’ont rien « d’automatique ou d’inéluctable » et que, selon les circonstances, un même préjudice peut unir ou diviser. Faut-il comprendre ces intermittences comme le résultat de ce que vous appelez des « tensions de proximité » ?

N. L. : Parfois il est vrai, et du jour au lendemain (ou presque), la camaraderie de combat est récusée. L’ambivalence est omniprésente. Prenons le cas Leo Frank, unique exemple de lynchage d’un Juif aux États-Unis. Leo Frank était un bourgeois juif descendu du Nord vers le Sud où il avait une fabrique de crayons. Accusé d’avoir violé une de ses jeunes employées, il fut condamné à perpétuité, mais battu à mort par une horde de lyncheurs blancs venus le sortir de prison. Curieusement, tout dans cette affaire était à front renversé : selon les préjugés racistes du Sud, le Noir était la figure archétypale du violeur, et c’est un Noir pourtant qui fut le principal témoin à charge de cette accusation. Ce lynchage d’un Juif a d’emblée suscité, dans la presse juive, une émotion considérable. Il faisait resurgir la violence de l’antisémitisme dans le Sud et la fragilité de la condition des Juifs aux États-Unis. Or dans une grande partie de la presse noire, y compris modérée, c’était le fait d’accuser ce Noir de faux témoignage et de défendre ce Juif qui, au contraire, suscitait l’indignation. C’est l’idée que l’on retrouve souvent de la disproportion dans le traitement des injustices. Roosevelt s’indigne et proteste auprès du Tsar suite au pogrom de Kichinev, mais les centaines de lynchages de Noirs chaque année soulèvent peu de protestations, alors même qu’ils sont toujours comparés aux pogroms dans la presse yiddish. S’allier pour combattre toutes les formes de racisme et vouloir en même temps demeurer les leaders de sa propre cause : tout est toujours un peu mêlé selon les moments, et les échos médiatiques.

 

P. : Ce qui est intéressant, c’est de voir en même temps que ce que vous appelez « l’écriture transmémorielle des désastres » n’est pas venue s’imprimer de l’extérieur sous la plume des historiens par exemple, mais que les rapprochements étaient recherchés par les acteurs mêmes. Il y a eu, pour les leaders afro-américains un « exemple juif » et même une « contre-épreuve » pour penser l’émancipation.

N. L. : Dans les années 1950, on a assisté à un moment tout à fait passionnant où l’ombre portée du fascisme, de l’antisémitisme, des déportations a rencontré l’élan, la clameur de l’anticolonialisme. Ce croisement entre l’expérience juive et l’expérience noire se retrouve en France, dans la création littéraire et philosophique, ce qui montre que cela se joue à la fois dans l’ordre de la pensée et dans celui de la sensibilité. C’est l’œuvre croisée d’André et Simone Schwarz-Bart, mais aussi les deux textes de référence de Sartre (les Réflexions sur la question juive d’un côté, et l’Orphée noir de l’autre) qui ont irrigué les débats autour de Présence africaine, le travail de Frantz Fanon et de tant d’autres. Il n’était alors pas du tout choquant de croiser « question juive » et « question noire », de penser, et de rapprocher antifascisme et anticolonialisme, sans pour autant réduire une question à l’autre. Sans que l’on craigne surtout que parler des uns contribue à banaliser ou à minorer la situation des autres. Le fait qu’Albert Memmi se soit inspiré de la négritude de Césaire et Senghor pour penser la judéité témoigne de cette effervescence, de cette créativité qui, curieusement, s’est comme éteinte par la suite, et qui ne commence à réapparaître qu’aujourd’hui.

 

P. : L’heure en effet est, dit-on, à la concurrence des victimes, et vous n’excluez pas que l’importance accordée à Auschwitz comme « paradigme du crime contre l’humanité » ait pu jouer un rôle. Ce serait dites-vous « l’effet pervers […] ou le produit monstrueux de la place tardive mais massive accordée à la Shoah dans une conscience occidentale par ailleurs peu encline à revisiter le passé colonial ». En même temps, vous montrez que déjà au début du XXe siècle, le Juif apparaissait comme le « profiteur de la misère noire ».

N. L. : Effectivement, on trouve dès 1903, y compris dans les textes de Du Bois, ce qu’il a regretté ensuite, des notations sur les Juifs profiteurs de la misère noire où sont repris les préjugés de l’époque mêlés au vieil antijudaïsme chrétien. La montée des tensions entre ces communautés s’explique à la fois par l’écart social accru entre Juifs et Noirs, par l’écho du conflit au Proche-Orient, mais aussi, il est vrai, par la façon dont l’extermination juive est devenue le cadre référentiel de tous les préjudices. Cette reconnaissance tardive, il faut le rappeler, s’est généralisée, jusqu’à ce que les institutions internationales comme l’ONU organisent la célébration de ce drame historique. Cette reconnaissance générale, dont on peut se féliciter, a, d’un certain côté, des effets pervers. Pour un monde non occidental qui n’a pas été directement concerné par cet événement historique, il peut y avoir l’impression que d’autres drames, d’autres préjudices comme la traite n’ont jamais fait l’objet d’une semblable reconnaissance. D’où ce thème, produit monstrueux s’il en est, de concurrences des victimes qui a connu un tel succès.

 

P. : Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon montrait que le problème juif et le problème noir renvoyaient, par-delà leur construction commune, à des représentations différentes : le « danger intellectuel » d’un côté, le « danger biologique » de l’autre, et que l’expérience vécue de l’exclusion était encore divisée par le partage des couleurs. Le stigmate pigmentaire, et pas seulement symbolique, n’est-il pas toujours le dernier mot de la division, ce qui empêche de se reconnaître comme « frères de malheur » ? Quel rôle joue la référence à la peau prison ?

N. L. : Lorsque Fanon parle de cette peau prison, il reprend la perspective de Sartre qui, dans Orphée noir , a cette phrase incroyable : « Voici des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vu ». Fanon décrit ce saisissement et ses effets aliénants, mais ce n’est pas le dernier mot de ce cri.
Ni pour ceux qui combattent, ni pour les regards extérieurs, car l’on voit bien que pour les racistes américains, de la première moitié du XXe siècle en tous cas, les Noirs sont noirs même quand ils sont blancs et les Juifs basanés, eux, ne sont pas blancs. Cette histoire essentialiste de la couleur, Sartre et Fanon ont raison, est un construit social. C’est un construit du regard. Ceci étant, un construit produit toujours des effets et le reconnaître comme tel ne suffit pas à effacer les préjugés.

 

P. : Entre Noirs et « presque blancs » il y a eu le « fil rouge » de l’idéal communiste. Sans que les revendications propres soient nécessairement mises en commun, il y a eu là une mise en partage de l’espoir en une société débarrassée du racisme. La conscience identitaire n’a-t-elle pas supplanté l’élan universaliste ?

N. L. : L’engagement de nombreux Juifs et de Noirs dans le communisme est une Atlantide engloutie. Beaucoup ont cru qu’il marquerait la fin de la question raciale et l’égalité pour tous. L’histoire du couple Golden est à cet égard exemplaire. Dans les années 1920 à New York, Oliver Golden, descendant d’esclave et fils d’un pasteur du Sud, rencontre au parti communiste, Bertha Bialek, fille d’un rabbin venu de Varsovie. Contre l’avis de leur famille, ils décident de vivre leur amour et partent au fin fond de l’Ouzbékistan où viennent les visiter nombre de personnages, célèbres à l’époque, du monde noir américain.
Ce formidable élan vers cette terre promise, émanant à la fois de certains milieux juifs et de certains milieux noirs s’est durement heurté, particulièrement pour les Juifs, au stalinisme et à la répression, et s’est donc effacé avec le reflux de l’espérance communiste. Mais il a pris d’autres chemins et s’est inscrit dans des visions humanistes différentes. Il a pu s’agir d’un universalisme de type religieux, comme celui qui a rapproché, dans le mouvement pour les droits civiques, le pasteur Martin Luther King et le rabbin Abraham Heschel, mais aussi de formes d’humanisme sécularisées, à travers des rencontres, des camaraderies et parfois des amours, dans des discours que je dirais, non pas universalistes, mais tendant vers l’universalisable. Je préfère employer ce terme parce que l’on trouve précisément dans ces communautés une certaine méfiance envers un universalisme qui serait importé ou un peu abstrait. Ce serait plutôt là un humanisme partageable, construit à travers la mise en commun des expériences, des rapprochements et des combats.

 

P. : Les portraits singuliers que vous reconstituez dans ce récit sont justement là pour rappeler la force des relations interpersonnelles contre l’humanisme abstrait.

N. L. : En effet. Les histoires sont incarnées. Je préfère raconter ces histoires et remonter, à partir de là, aux contextes sociaux, politiques, idéologiques dans lesquels elles s’inscrivent, tant il est vrai que l’Histoire et les sociétés se développent et se construisent au travers de rencontres. Cela ne recouvre pas la question du rôle de l’individu dans l’Histoire, au sens de l’individu historique, mais permet plutôt d’éviter une analyse en surplomb. Élargir le champ donc, mais à partir d’histoires vécues et de véritables croisements.

 

P. : Le croisement des mémoires, tel que l’a défini Édouard Glissant, ne naît pas d’un lien de la compassion, mais témoigne au contraire d’une « lucidité nouvelle dans un processus de la Relation ». Dans cette perspective, comment concevez-vous cette « anthropologie de l’empathie » que vous appelez de vos vœux ?

N. L. : Je préciserais d’abord que l’empathie n’est pas la sympathie. Tandis que la sympathie est un mouvement de partage émotionnel, l’empathie, qui est évidemment liée à la sensibilité, est toujours en même temps une expérience de pensée, un mouvement intellectuel. C’est en tout cas, selon certaines définitions et comme je la conçois, la capacité à prendre le point de vue de l’autre, à se mettre à sa place, sans perdre sa place pour autant. C’est donc une question de déplacement, extrêmement riche pour l’anthropologie qui devrait, à mon sens, davantage penser l’empathie comme un outil privilégié dans l’exercice de sa propre pratique.
Si des Juifs et des Noirs pensent ensemble, s’ils luttent ensemble, s’ils réfléchissent une question à partir d’une autre, c’est qu’ils ont cette capacité à se déplacer. Ils sont Juifs et ils prennent, donc ils comprennent, le point de vue des Noirs, et inversement. Et ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’une capacité à comprendre. Ce déplacement vous modifie en retour. Il change votre point de vue y compris sur vous-mêmes, et l’élargit. Je conclurai par une phrase de Glissant que j’aime à reprendre : « Changer en échangeant sans se perdre pour autant ». C’est tout à fait ça.