Polar

Giancarlo de Cataldo , Carlo Bonini

Suburra

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photo libraire

Chronique de Florence Raut-Trouillard

Librairie La Libreria (Paris)

Vous croyez tout savoir sur Rome, ville sainte et éternelle : détrompez- vous ! Giancarlo De Cataldo, auteur du grand Romanzo Criminale (Points), magistrat de son état, s’est associé à un journaliste d’investigation, Carlo Bonini, pour nous livrer un roman qui éclaire d’une lumière noire, très noire, les dessous honteux de la capitale italienne.

Le grand banditisme romain se prépare à conclure l’affaire du siècle : le Waterfront, grand projet immobilier censé redonner vie, lustre et travail à la zone sud-est de la ville, jusqu’à vouloir faire d’Ostie, morne et triste station balnéaire, un nouveau Dubaï. Mais lorsqu’une prostituée meurt d’overdose dans la chambre d’hôtel d’un député influent et véreux, que la petite frappe qui l’aide à se débarrasser du corps et tente de le faire chanter trouve une fin brutale au milieu de la pinède non loin d’Ostie, la violence se déchaîne entre gangs se partageant le territoire. Le projet est menacé, au grand dam d’une sympathique clique de politiciens pourris, de prélats corrompus, de flics et de magistrats serviles et incompétents. Au milieu de ce chaos émerge la silhouette inquiétante et charismatique du Samouraï, ancien membre de la bande de la Magliana, fasciste convaincu et adepte du zen dans l’art du crime. Face à lui, une vieille connaissance, un solitaire, colonel des carabiniers. Un maelström mené avec une maestria pleine de gouaille par deux complices en écriture.

Page — Vous poursuivez au fil des romans un formidable portrait de Rome. La ville a-t-elle beaucoup évolué depuis Romanzo Criminale ?
Giancarlo De Cataldo — Rome est en effet le personnage principal de mes livres, de ses banlieues jusqu’au Palazzo. La Suburra du titre était dans la Rome antique, le quartier situé sous les collines du pouvoir, malfamé, rempli de lupanars, peuplé de petites frappes. Aujourd’hui, cela correspond au quartier Monti, branché et bobo comme vous dites en France. Mais jusqu’aux années 1950, c’était un quartier de prostitution, un lieu de rencontres où se croisaient criminels et gens normaux qui, bras dessus bras dessous, faisaient des affaires, se contaminaient les uns les autres. Et cette grande confusion, née de l’absence de distinction nette entre ces différents groupes, règne toujours à Rome. Les criminels des années 1970 et 1980 étaient finalement des petits bourgeois qui cherchaient, à travers le crime, une certaine respectabilité. Je suis inquiet aujourd’hui de constater la dominance et l’attraction du modèle de l’entrepreneur sans scrupules. Il fut un temps où c’était le contraire ; le grand capitaine d’industrie pouvait inspirer le criminel. Il était plus facile de faire de l’argent en dirigeant une banque qu’en organisant un casse. Désormais le rapport s’est inversé et les gens voient dans la pratique criminelle et dans l’exercice d’un pouvoir corrompu une manière rapide de s’enrichir aux dépens du bien commun. C’est une idée particulièrement désolante pour moi.

P — Ce roman naît de votre collaboration avec un journaliste d’investigation, ce qui tire forcément votre livre vers le documentaire. Qu’en est-il vraiment ? Quelle est la part de réalité de vos personnages et de l’intrigue ?
G. D. C. — Il y a eu de nombreuses polémiques quand le roman est sorti. Certains ont insinué que nous avions eu en notre possession des informations ou des documents secrets. Il n’en est rien, même si notre récit résonne dangereusement avec les faits révélés quelques mois plus tard dans l’énorme scandale de Mafia Capitale. Nous nous sommes contentés de faire le lien entre des faits divers isolés : un prêtre corrompu, un politicien surpris avec un transsexuel, un trafic de cocaïne, un incendie criminel… Et nous étions alors surpris et inquiets d’être les seuls à opérer ces liens. Le roman est parvenu à cueillir un aspect d’une réalité qui, aujourd’hui encore, est potentiellement explosive. Nous avons construit notre trame sur une question simple : dans le contexte actuel, quel est le rôle d’un chef de gang à Rome ? Eh bien c’est simple : il joue les médiateurs et règle les conflits. Rome est un gâteau très appétissant à se partager où on comptabilise relativement peu de faits divers sanglants, ce qui signifie qu’il y règne une certaine paix. Et qui peut gouverner cette paix et la maintenir : pas un gosse de 20 ans ou un toxico à la gâchette facile. Non, il faut un homme d’expérience. Et quelles peuvent être ses origines ? La bande de la Magliana ! Nous avons donc donné vie au personnage du Samouraï à partir de traits de caractère de certains des membres de la bande, mêlant un engagement passé dans les rangs du terrorisme d’extrême droite et des agissements mafieux. Un homme stable, bien moins impulsif et arrogant que la nouvelle génération. La réalité du scandale « Mafia capitale » qui a secoué l’Italie, est venue se confondre avec notre fiction, puisque Massimo Carminati, le chef du réseau de corruption dont l’influence va du Vatican à la mairie de Rome, en passant bien sûr par le monde de l’entreprise, a exactement ce profil.

P — Pas facile de construire, face à des personnages négatifs aussi puissants, des personnages positifs qui ne soient pas hiératiques ou même falots. Comment s’y prend-on ?
G. D. C. — On n’écrit pas des westerns où John Wayne ou la cavalerie arrivent à la fin pour sauver les jeunes filles ! On ne peut plus créer des personnages « entiers », il leur faut une part d’ombre importante, qu’ils soient un peu sales. Notre Malatesta, colonel des carabiniers, on est allé le pécher dans un passé commun avec celui des criminels. C’était un jeune homme « agité », idéaliste, qui a fini par comprendre qu’il était manipulé et qui a changé de voie. Quant à Alice Savelli, c’est une jeune femme engagée mais pas encore positionnée sur l’échiquier politique. Elle fait partie de ces jeunes qui croient que le cinéma est né avec Quentin Tarantino et la littérature avec Niccolo Ammaniti. Tout ce qui était avant n’a ni sens ni valeur. Et elle va donc de l’avant, avec cette sorte de fureur iconoclaste typique des jeunes générations, mais qui l’expose néanmoins au risque d’être manœuvrée.

P — Vous dites qu’il faut « sauver Rome d’elle-même » – et j’ajouterais pour ma part l’Italie dans son entier. Pensez-vous que cela soit possible ?
G. D. C. — Nous avons écrit le roman de la fin du règne de Berlusconi et photographié une droite politique agressive et criminelle face à une gauche distraite et négligente. Mais là-dessus, nous nous trompions ! L’enquête a montré que la gauche n’était ni distraite ni négligente, mais complice. Notre nouveau roman, qui vient de sortir en Italie, Le Notti di Roma, parle de cette gauche coupable. C’est un roman sans doute encore plus politique que celui-ci… et certainement plus pessimiste.