Essais

Sergio Luzzatto

Padre Pio

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Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

D’abord objet de défiance et de rejet dans le christianisme, la mystique s’est peu à peu imposée comme une forme particulière de l’expérience religieuse. Spirituelle et transcendante, elle referme bien des secrets, pose des questions qui dérangent et bouleverse le sens commun tout en interrogeant notre volonté de croire.

Pour comprendre la mystique et son histoire, il faut absolument lire La Fable mystique de Michel de Certeau (Gallimard). Publié en 1982, le premier volume est suivi d’un second que l’auteur avait laissé inachevé lorsqu’il est mort en 1986, mais pour lequel il avait pris soin de confier les brouillons à Luce Giard. Selon des indications très précises, celle-ci a établi une édition conforme au souhait de l’historien. Ce deuxième volet met en lumière ce « non-lieu de la philosophie » que représente l’expérience mystique, mais aussi la grâce, la poésie, la passion, la folie, la spiritualité ou l’érudition biblique. De son essor jusqu’à son échec final, Michel de Certeau présente la « figure historique » de la mystique à travers des textes consacrés à Nicolas de Cues, Pascal ou Jean de la Croix. Dans le large chapitre qu’il consacre à Nicolas de Cues, il explique par exemple comment le discours est organisé par le regard et la différence entre les deux « ego », l’un narratif et l’autre mystique. Le second « caractérise la fable ; ce dire de la croyance qui rend impossible une convenance ». Nicolas de Cues construit ainsi une théologie « mystique » qui suppose qu’il y a « convenance entre deux régimes d’expression qui tracent des chemins contraires ». L’espace social du regard est marqué par la croyance : « L’absence d’objet visible ou imaginable sert de prélude, encore sans contenu, blanc, à la nécessité de croire la parole de l’autre ». Cette « nécessité » de croire semble aujourd’hui supplantée par une « volonté » de croire, comme pour construire un édifice de pensée supérieur au monde réel, au-delà de vérités rationnelles. Mais l’histoire nous indique que la mystique est souvent écartelée entre grâce et imposture. En relatant l’affaire des religieuses de Sant’Ambrogio, Hubert Wolf dévisse les rouages d’un système religieux corrompu. Lorsque Maria Luisa, adulée comme une sainte, utilise l’extase pour obtenir les faveurs sexuelles de ses subordonnées, c’est tout le cheminement secret de l’expérience mystique qui s’ébranle. Ainsi, Le Vice et la Grâce met en lumière un véritable scandale au sein de l’Église. En étayant sa narration de documents retrouvés dans les archives de l’Inquisition romaine, Hubert Wolf décrit les prémices de ce procès historique et l’implication de directeurs spirituels du couvent ayant contribué à étouffer l’affaire. Dans son portrait sans concession de Padre Pio, Sergio Luzzato interroge ce même rapport entre la folie et la sainteté, entre la névrose et la grâce. Ermite bénisseur, saint dangereux, pseudo-Christ, crucifix vivant ? Padre Pio n’a cessé de dérouter, de surprendre et d’émerveiller. Sous-titré Miracles et politique à l’âge laïc, le livre de Luzzatto ne se contente pas de dérouler la vie de Padre Pio, mort en septembre 1968 et canonisé par l’Église catholique romaine en 2002. Il revient bien sûr sur le don que possédait le prêtre de lire dans les âmes qu’il confessait, ses stigmates, les examens passés avec succès auprès de médecins et de psychiatres alors qu’il était soupçonné d’hystérie, les miracles, mais aussi le caractère politique qu’a pris sa trajectoire, rattrapé par les « affairistes de la sainteté », avec la cérémonie de béatification comme point culminant. L’expérience difficile de Padre Pio en tant que saint vivant a servi à mettre en scène, à vendre le spectacle de la sainteté. C’est toute l’ambiguïté des rapports entre la religion et la politique que fustige Sergio Luzzatto et la fragilité du statut d’homme providentiel accordé à Padre Pio. Quoiqu’il en soit, l’aspiration mystique semble, plus que jamais, aimanter les êtres humains. L’essor puis le recours massif à l’astrologie au xxie siècle peut être interprété comme une forme de volonté de croire et de vivre une expérience mystique. Dans son ouvrage intitulé Prédire, Arnaud Esquerre évoque la « capacité à donner de l’énergie ou de la force » assimilée à l’astrologie par ceux qui ont recours aux horoscopes. Donnée pour morte à la fin du xixe siècle, l’astrologie possèderait aujourd’hui des vertus thérapeutiques et se poserait en alternative entre la psychanalyse et les antidépresseurs. Ainsi, « prédire, c’est aider et être aidé par le temps », explique le sociologue. Dénonçant l’erreur de sociologues, linguistes ou anthropologues, « qui [ont considéré] que seuls certains énoncés modifiaient les relations sociales, sans même s’aventurer sur le chemin des intériorités », Arnaud Esquerre insiste sur la capacité du langage à modifier le social. Plus troublant, le texte de Jean-Loup Amselle tente d’analyser la pulsion touristique actuelle vers le chamanisme. Psychotropiques revient sur la fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne. Identifiant les acteurs de cette vague chamanique, il en révèle aussi les fantasmes et les dérives à travers la vogue du végétalisme. Bien qu’éloignée de l’expérience mystique, cette pratique est en lien direct avec les croyances et cette inaltérable volonté de croire.

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