Littérature française

Jean-Philippe Toussaint

Nue

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photo libraire

Chronique de Yann Granjon

Librairie Sauramps Comédie (Montpellier)

Quatrième et dernier volet du cycle romanesque désormais intitulé Marie Madeleine Marguerite de Montalte (« Aime, aime, aime, aime… » semblent discrètement murmurer ces initiales), Nue offre une conclusion inattendue à ce cycle de l’amour enchanté, désenchanté, perdu et retrouvé.

Seul dans son petit appartement, rentré depuis peu de l’île d’Elbe où il a passé deux semaines en compagnie de Marie, le narrateur de Nue se morfond dans l’espoir d’un coup de téléphone et se replonge avec émotion dans les souvenirs, n’occupant son esprit qu’à évoquer leur amour - pourtant tissé de contradictions et d’incompréhensions - auquel il ne peut renoncer. Amour exacerbé même par le silence dans lequel le laisse Marie. Au gré d’une conscience élastique tendue entre présent et passé, le narrateur se remémore quelques épisodes récents de leur histoire, les visions heureuses de leur séjour insulaire, et fait le récit du vernissage à Shinagawa auquel il a assisté à l’insu de Marie, et de la rencontre de celle-ci avec Jean-Christophe de G., son éphémère amant. L’humour, l’ironie, le burlesque même, sont là. Tout en ressassant, il ajoute quelques nouvelles touches au portrait de Marie, attentif aux défauts comme aux qualités, soucieux de discerner la vérité derrière les apparences. Certes elle est « superficielle, légère, frivole et insouciante », mais dotée d’un « fond inaltérable de bonté innocente ». Son attente s’achève deux mois plus tard par l’appel qu’il n’espérait plus, un rendez-vous une heure plus tard, et un nouveau départ pour l’île d’Elbe où Marie lui demande de l’accompagner pour assister aux obsèques du gardien de la maison. Au cours de leur séjour obscurci par une secrète menace, où le drame de la vie se concentre avec gravité dans l’amour et la mort mêlés, nous comprendrons que Marie est enceinte. L’amour reprend ses droits. Fin. Sans références encombrantes, avec une liberté originale, on se dit après coup que ce nouveau roman (et le cycle qu’il achève) est placé sous le signe de Proust (comme d’autres l’ont été sous ceux d’Homère ou de Dante). Ce temps dilaté, fragmenté, cette circulation entre présent et passé, mémoire et imagination, cette disponibilité au monde rendu presque palpable par le sens du détail et ce mouvement d’ensemble, cette ironie teintée de mélancolie, sont autant d’indices d’une intimité. Tout comme la place du narrateur, acteur et témoin d’une histoire d’amour dont le cours lui échappe tant il est soumis à la désinvolture de celle qui l’inspire, narrateur qui fait un avec l’auteur, au point de rester anonyme, presque à l’image d’un fantôme dans l’ombre. L’intrigue est infinitésimale, tout tient par un fil, le fil des mots. L’écriture de Jean-Philippe Toussaint, précise, musicale, suffirait à transporter son lecteur de mot en mot, de ligne en ligne, de page en page, tant elle recèle de mouvement, de rebondissements, de frottement du sens, de sensualité. Jouant des nuances et de la musique des mots, il nous entraîne avec une quasi virtuosité du côté de “l’énergie romanesque pure” dont il veut faire le moteur de ses livres, et prouve qu’il est l’un de nos plus fins (et authentiques) stylistes. Et Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue, sont maintenant quatre époques d’un seul et unique roman. À lire ou relire.