Littérature étrangère

Henry Miller

Le Colosse de Maroussi

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photo libraire

Chronique de Olivier Renault

Librairie La Petite lumière (Paris)

Un seul inédit dans ces trois livres, Capricorne, ébauche de Tropique du Capricorne de même nom, dont le manuscrit était resté dans les archives de Miller jusqu’à sa mort. Bien que posthume aussi, Crazy Cock était paru en 1991. Réédition également pour Le Colosse de Maroussi, dans une « traduction définitive » (si cela a un sens).

Marié, père d’une petite fille, Miller s’ennuie dans son poste à la direction du personnel de la Western Union. Un soir, il rencontre une fille, une danseuse intrigante à la voix grave, June. Sans être particulièrement belle, elle sait séduire et, rapidement, Miller est envoûté. Il quitte les contraintes : femme, enfant, travail, pour trouver la liberté et pouvoir enfin, encouragé par June, écrire. La liberté, vraiment ? En fait, le narrateur se trouve au centre d’une toile d’araignée, en prise à la tyrannie de June, ici appelée Hildred (ou parfois, comme ailleurs, Mona) et de sa compagne lesbienne, Vanya. C’est une expérience centrale dans sa vie, qui l’occupera dans de nombreux livres. Dont Crazy Cock (coll. « Belfond Vintage », Belfond) : on suit le protagoniste, Tony Bring, entre ces deux femmes, leurs provocations, leurs jeux, les fêtes bien arrosées, la douleur. L’écriture est plutôt directe, dialoguée, pas très travaillée – notons aussi que l’éditeur a laissé d’étonnantes fautes d’accord. Mise en scène de la douleur de cet homme, victime avec ambiguïté, d’où ressortent des réflexions justes, des observations bien vues, mais aussi des allusions antisémites. Comme tant de ses collègues écrivains de l’époque, le Miller des débuts n’a pas échappé à ce fléau, à cette obsession qui est autant une distorsion de la vue que de l’esprit, arbre devenant la forêt. Cette histoire est aussi au cœur de Capricorne. Plus complexe, moins linéaire que Crazy Cock, l’auteur laisse davantage place à l’association libre. On est bien sûr très loin de Joyce, mais l’esprit vagabonde où il veut et Miller joue sur plusieurs temporalités : d’un paragraphe à l’autre, on peut se trouver avec lui au bureau (il écrit maintenant à la première personne), à Paris, à New York avec Hildred, ou avec sa femme Blanche, après la rupture, ou avant, ou pendant… C’est la confusion d’un homme blessé qui cherche à s’y retrouver, qui, de victime masochiste, va tenter de comprendre ce qui lui arrive puis tenter d’inverser les rapports par la force de l’écriture. D’où un dédoublement : « Deux histoires toujours. Celle à laquelle je pensais constamment et que j’écrivais, et une autre que j’étais en train de vivre, que je continue de vivre et d’écrire. » Confusion qui explique peut-être la débilité de certains propos sur les femmes : « Le désordre féminin. L’oiseau salissant son nid » ; « elle est issue du monde sauvage, comme l’animal qu’elle est, et elle a été contrainte à la domesticité » ; « Une femme artiste – incarnation de la crasse et du désordre ! » Après ces années de douleur, de vertige, de tourbillon parfois euphorique, le contraste est frappant avec Le Colosse de Maroussi. Nous sommes en 1939, l’Europe attend la guerre et Miller quitte Paris pour la Grèce, invité par son ami Lawrence Durrell. La découverte de la Grèce est lumineuse. Ce pays aride et aveuglant est pour lui le paradis sur terre, « Je venais d’entrer dans un nouveau royaume, en homme libre », « C’était comme de se réveiller pour se retrouver vivant en rêve. »