Littérature française

Marie Ndiaye

La vengeance m'appartient

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Chronique de Sarah Gastel

Librairie Terre des livres (Lyon)

Avec La Vengeance m’appartient, conte creusant la fabuleuse opacité qui nous constitue, Marie NDiaye explore la psyché d’une avocate qui, en acceptant de défendre une mère infanticide, se retrouve confrontée à un souvenir troublant. Un chef-d’œuvre captivant jouant avec les certitudes du lecteur.

D’où vous est venue l'idée de ce roman ? 

Marie NDiaye - L’idée d’un roman me vient toujours d’une image, d’abord imprécise, presque onirique, dont les contours se font de plus en plus nets au fil des mois. En l’occurrence, l’image était celle de la scène qui ouvre le livre : une femme, sur son lieu de travail, voit entrer un homme dans son bureau et elle en éprouve une émotion si violente qu’il lui semble avoir été frappée au visage. Quand l’image m’apparaît, je ne sais encore rien de ces deux personnages, ni le métier que la femme exerce dans ce bureau, ni le motif de la visite que l’homme lui rend. Tout ce que je sais, avec certitude, c’est que la relation entre ces deux êtres doit être au centre du roman, comme le cœur qu’on ne voit pas mais dont la présence battante dans notre poitrine permet notre existence.

 

Le récit est raconté à travers le point de vue de Me Susane qui doute de tout. Une opacité inquiétante se déploie, le thriller psychologique affleure. Pourquoi vouloir précipiter le lecteur dans une subjectivité insaisissable ? Est-une façon de signifier que nous sommes tous prisonniers de notre propre narration ? 

M. N. - Il me plaisait en effet qu’on ne quitte jamais la subjectivité de Me Susane, qu’on ne sache et ne comprenne que ce qu’elle croit savoir et croit comprendre. Je n’ai rien inventé, c’est le principe de nombre de récits d’épouvante qui reposent sur le fait qu’on ne sait jamais avec certitude si la pensée du personnage est sensée ou paranoïaque. Me Susane est tout de même libre vis-à-vis d’une chose : elle tient à conserver un souvenir enchanté de ce qui s’est passé dans une certaine chambre trente ans plus tôt. Elle affirme la véracité absolue de ce souvenir, quoi qu’il se soit passé en réalité.

 

Plus que la violence omniprésente (un infanticide, l’ombre d’un abus sexuel…), la question de la dépendance à autrui, de ce que nous sommes les uns pour les autres, est une des plus essentielles de votre livre, non ?

M. N. - Oui, en effet. Me Susane est préoccupée à l’excès par le regard des autres sur elle, elle craint toujours de n’être ni aimée ni comprise tandis qu’elle pense, elle, aimer et comprendre. Elle veut aider, voire sauver des gens qui ne lui en demandent pas tant, et même qui ne veulent absolument pas de son aide, comme Marlyne. Elle sonde les cœurs, tente de s’infiltrer dans les âmes, tout en n’étant jamais bien sûre du sens à donner à ce qu’elle y découvre ou croit y découvrir. Elle aime ses parents qui adorent eux aussi leur fille unique. Pourtant cet amour qu’elle leur porte et qu’ils lui vouent lui pèse parfois au point qu’elle souhaite leur mort, leur disparition loin de sa vie. Les liens d’affection lui sont lourds à supporter.

 

Alors que Me Susane est mentionné uniquement par son nom et son titre, son corps et ses réactions physiques, se déploient au fil des pages. Quelle importance le corps, objet à la fois étrange et familier, revêt-il à vos yeux ?

M. N. - Le corps de Me Susane l’abandonne au fur et à mesure que le monde se fait de plus en plus opaque devant ses yeux. Elle lutte pour comprendre ce qui lui arrive mais son corps, lui, semble devenir à son tour un ennemi : elle tombe, se blesse, saigne. D’une manière générale, elle ne se reconnaît plus. Tout ce qui était familier devient source de perplexité et d’interrogations sans fin, comme son corps, donc, qu’elle croyait connaître et qui paraît soudain vouloir mener sa vie propre.

 

J’aimerais revenir sur le personnage de Sharon, la femme de ménage de Me Susane, qui m’intrigue énormément. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? 

M. N. - Je crois que, malgré les apparences, Sharon est le personnage le plus assuré, le plus déterminé de l’histoire. Elle suit la voie qu’elle s’est tracée, ne se résout à aucun supposé destin, manigance modestement. Elle a quitté Maurice pour la France où elle a fait venir mari et enfants, tout cela contre les recommandations de son frère aîné qui estimait qu’elle était suffisamment heureuse dans son pays. Sharon ne se contente pas d’être suffisamment heureuse, ses ambitions sont plus larges et elle se donne les moyens de les satisfaire, quitte à recourir à certaines astuces qui désarçonnent Me Susane.

 

Votre roman porte pour titre La Vengeance m’appartient. Qui se venge de qui ou de quoi en fin de compte ?

M. N. - Je ne peux vous le dire. Cette phrase pourrait être prononcée ou pensée par plusieurs personnages : Me Susane, Marlyne, Gille Principaux.

 

Me Susane est avocate à Bordeaux. Généreuse et indépendante, elle s’occupe d’obtenir la régularisation de sa femme de ménage et enchaîne des affaires sans intérêt jusqu’au jour où un certain Gilles Principaux vient lui demander de défendre sa femme Marlyne, coupable d’avoir tué leurs trois jeunes enfants. Me Susane croit reconnaître en cet homme l’adolescent dont elle s’était éprise enfant. Qui est réellement Gilles Principaux ? Peut-elle se fier à ses souvenirs ? À travers ce portrait de femme aux contours incertains, l’auteure de Trois Femmes puissantes couronné par le prix Goncourt 2009, sonde d’une écriture étourdissante et éclatante les bouleversements intimes. Dans ce formidable roman d’atmosphère où chaque personnage énonce sa vérité, elle poursuit sa mise à nu des relations humaines et interroge les mystères de la mémoire, l’identité ainsi que le fait d’échapper à sa condition. Et laisse au lecteur le soin d’interpréter cette histoire comme il l’entend.

 

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