Jeunesse

Jean-Philippe Arrou-Vignod

Enquête au collège, t. 7

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Chronique de

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Les nouveaux programmes de 2008, en se recentrant presque exclusivement sur une littérature classique patrimoniale, me semblent traduire une double méconnaissance. Méconnaissance d’un genre qui, depuis près de vingt ans, a produit des œuvres d’une qualité incontestable. Méconnaissance, surtout, de ce qu’est un parcours de lecteur, ou d’apprenti lecteur, et du rôle que peut jouer l’école dans ce cheminement.

On connaît l’argumentaire qui préside à ce retour en force des classiques : si les jeunes lisent de moins en moins, autant qu’ils quittent le collège nantis d’un bagage minimum de « grands textes », susceptibles de constituer un socle de culture commun.

Mais faire lire des livres, est-ce pour autant faire des lecteurs ? J’entends par-là des individus curieux, disposant de repères devant la masse des livres et désireux d’y trouver leur propre chemin.

Il faut n’avoir jamais enseigné pour croire qu’on y parvient par le seul usage des classiques. C’est, au contraire, commencer par la fin. Mettre, à l’évidence, la charrue avant les bœufs. Complexes par essence, d’un abord souvent ardu qui nécessite la médiation de l’adulte, les classiques n’ont rien d’incitatif. Le plus souvent, ils dissuadent. C’est qu’on n’accède pas d’emblée aux chefs-d’œuvre : leur densité, leur perfection formelle, la subtilité de leur sens ne se donnent pas si aisément. On ne les goûte qu’à condition d’avoir déjà beaucoup lu ; d’avoir appris à se frayer un chemin dans la forêt des signes ; d’y avoir pris plaisir au point d’être désormais curieux d’autres livres, moins immédiats, plus exigeants, parce que l’on sait qu’eux aussi nous emporteront, passé leur première étrangeté.

Faute de quoi, les classiques restent lettres mortes : de petits cadavres formolés qu’on regarde, avec un vague dégoût, le maître disséquer comme la grenouille du cours de SVT.

Loin de moi l’idée de faire le procès des classiques. Ma formation à Normale sup’, mon métier d’enseignant puis d’éditeur m’ont abreuvé à leur source. Mais si j’ai lu Proust à 18 ans, c’est grâce aux albums de Martine, à la série du Club des cinq, à Fantomette, à Langelot, à Bob Morane… Ce sont ces livres, et non pas ceux que nous lisions en classe, qui ont fait de moi un dévoreur de livres. Je n’étais pas un « lecteur en difficulté » pourtant, je ne venais pas d’un milieu « culturellement défavorisé ». J’aimais seulement le rêve, l’aventure, les séries, les héros auxquels il était simple de m’identifier, les mondes aisément accessibles à ma conscience.

Les classiques, dans ce creuset-là, ont trouvé leur place en leur temps, quand j’étais à même de les recevoir, d’en apprécier la densité, l’ambiguïté, le sens multiple, la valeur esthétique, les capacités d’interrogation…

Il ne s’agit pas (comme le font les plus acharnés des Anciens dans leur querelle contre les Modernes) d’opposer un type d’œuvre à une autre ; mais bien plutôt d’affirmer que si les classiques sont le socle de la culture, les livres pour la jeunesse sont la clef de la lecture.

Vouloir anticiper, aller vers les classiques à marche forcée comme le proposent les programmes, c’est sacrifier une génération de collégiens qui, pour l’écrasante majorité d’entre eux, ne deviendront jamais lecteurs. Détachés de la littérature vivante, les grands textes leur apparaîtront comme des pans de glacier flottant à la dérive, au large desquels ils s’acharneront à louvoyer leur scolarité durant.

Les moyens ne manquent pas pour les aider à élargir le cercle de leurs lectures : bibliothèques de classe, rencontres d’auteurs, textes lus à voix haute, prix littéraires (comme celui des Incos, avec ses 300 000 participants !), incitation à la lecture gratuite, hors programme, sans évaluation ni compte rendu… Démagogie, comme on le lit sur certains blogs ? Perte de temps coupable ? Bien sûr que non.

L’envie de lire ne se décrète pas : elle se construit. Le chemin ne peut commencer par les classiques : il y mène.

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